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Tag - courbe de Phillips

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vendredi 9 juin 2017

Le débat autour du NAIRU

« Le concept du taux de chômage n’accélérant pas l’inflation (NAIRU) a récemment échauffé les esprits dans la blogosphère économique. Nous passons en revue les plus importantes contributions sur son utilité, ses défauts, ses alternatives et nous examinons pourquoi ce concept est aussi contesté...

Matthew C. Klein s'est demandé pourquoi une variable purement réelle (le chômage) devrait avoir un quelconque rapport avec une variable purement nominale (l'inflation). En 1926, Irving Fisher avait mis en évidence une relation entre le niveau du chômage et le taux d’inflation des prix à la consommation aux Etats-Unis. En 1958, A. W. Phillips étudia les données britanniques entre 1861 et 1957 et il mit en évidence une relation entre le taux de chômage et la croissance des salaires nominaux, bien que la relation semblait avoir été un artefact de l’étalon-or, dans la mesure où elle semblait avoir disparu dans la période d’après-guerre.

Certains ont interprété (erronément) les données de Phillips comme signifiant qu’il y avait un arbitrage simple entre le taux d’inflation et le taux de chômage : les responsables de la politique économique n'auraient qu’à choisir n’importe quelle combinaison qu’ils désiraient, n’importe quel point sur la courbe de Phillips. Cela n’a pas très bien marché, mais la réaction à cette idée donna le jour à une idée tout aussi controversée : le taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation (non-accelerating inflation rate of unemployment, NAIRU). Cette idée suggère que la variation du taux d’inflation doit être liée à l'écart entre le taux de chômage effectif et un certain niveau théorique.

Si le chômage est supérieur à ce niveau "neutre", l’inflation devrait ralentir, voire même finir par laisser place à de la déflation. Si le taux de chômage est inférieur au taux neutre, les prix à la consommation augmenteraient à un rythme croissant. Cependant, selon le monde farfelu du NAIRU, l’hyperinflation peut coexister avec un chômage de masse. Klein conclut que le NAIRU n’est tout simplement pas un concept utile, mais un concept contre-productif qui encourage les responsables de la politique économique à se focaliser sur le taux de chômage comme un moyen en vue d'atteindre une autre fin (la stabilité des prix), même s’il y a aucune connexion entre les deux variables. Bref, plus tôt le NAIRU sera enterré et oublié, mieux ce sera.

Simon Wren-Lewis n’est pas d’accord. Il note que le NAIRU est un concept économique essentiel à la compréhension de l’économie, mais qui est extrêmement difficile de mesurer. Il cite les raisons pour lesquelles sa mesure est difficile : premièrement, le chômage n’est pas parfaitement mesuré (il y a notamment des personnes qui finissent par abandonner leur recherche d'emploi par découragement, mais qui la reprennent lorsque l’économie renoue avec une forte croissance) et il peut ne pas capturer ce qu’il est censé représenter, c’est-à-dire l’excès d’offre ou de demande sur le marché du travail. Deuxièmement, il se focalise sur le marché du travail, alors que l’inflation peut aussi avoir à faire avec un excès de demande sur le marché des biens. Troisièmement, même si aucun de ces deux problèmes ne se posait, la façon par laquelle le chômage interagit avec l’inflation est loin d’être claire.

Simon Wren-Lewis poursuit, en demandant pourquoi nous n'essayons pas de pousser le chômage sous 4 % si nous pensons réellement qu’il n’y a pas de relation entre le chômage et l’inflation. Il souligne que nous ne devons pas être obsédés par les années soixante-dix, mais que nous ne devons pas pour autant les oublier. Les responsables de la politique économique avaient alors négligé le NAIRU, si bien que nous nous sommes retrouvés avec une inflation inconfortablement élevée. Au cours des années quatre-vingt, la politique monétaire changea d'orientation au Royaume-Uni et aux États-Unis : le chômage s’accrut et l’inflation chuta.

Il y a une relation entre l’inflation et le chômage, mais il est juste très difficile de l'identifier précisément. Pour la plupart des macroéconomistes, le concept du NAIRU relève vraiment d'une vérité macroéconomique fondamentale. Il continue en notant qu’une critique plus subtile du NAIRU consisterait à reconnaître cette vérité, mais reconnaître que nous devons cesser d’utiliser le chômage comme un guide pour décider de l’orientation de la politique monétaire, parce que la relation est difficile à mesurer. Focalisons-nous juste sur l’objectif (l’inflation) et modifions les taux en fonction de ce qui se passe du côté de l’inflation.

Jo Michell entre dans le débat en notant qu'il y a une question plus fondamentale autour de la signification réelle du NAIRU. Qu'est-ce qu'un NAIRU ? Selon une définition simple, c'est le taux de chômage pour lequel l'inflation est stable. A première vue, cela apparaît proche du "taux de chômage naturel", un concept qui trouve son origine dans le monétarisme de Friedman et qui se retrouve dans certains modèles des nouveaux keynésiens, en particulier le modèle DSGE à prix visqueux "standard" que Woodford et d'autres ont développé. Selon cette idée, il existe "taux naturels" de production et d'emploi au-delà desquels toute tentative d'accroissement de la demande de la part des responsables de la politique économique devient futile et ne peut que se traduire par une accélération croissante de l'inflation.

Puisqu'il y a une correspondance directe entre la stabilisation de l'inflation et la fixation de la production et de l'emploi à leurs taux "naturels", les responsables politiques n'auraient qu'à simplement ajuster leurs taux d'intérêt pour atteindre une cible d'inflation. Les économistes ont parlé à ce propos de "divine coïncidence" (…). Des formulations plus sophistiquées du NAIRU par les nouveaux keynésiens se sont quelque peu écartées de la théorie du "taux naturel" ; ces modèles incorporent (du moins à court terme) du chômage involontaire et considèrent davantage l'inflation comme résultant de revendications concurrentes sur la production plutôt que résultant d’un "excès de demande nominale en chasse de trop peu de biens" comme le suggèrent les monétaristes et les modèles DSGE simples.

(…) On trouve une telle relation dans plusieurs modèles hétérodoxes. Les récents modèles postkeynésiens incluent aussi des relations de type NAIRU. Par exemple, le manuel de Godley et Lavoie inclut un modèle dans lequel les travailleurs se font concurrence en tentant d'imposer des hausses de salaires nominaux, tandis que les entreprises se font concurrence en tenant d'imposer des hausses de prix nominaux. L'ampleur des hausses salariales demandées par les travailleurs est une fonction du taux d'emploi relativement à un certain niveau de "plein emploi". Cela ressemble beaucoup au NAIRU, mais cela n'est pas ce pensent Godley et Lavoie :

Cela met en lumière une différence clé entre les approches postkeynésienne et néoclassique du NAIRU : dans les modèles postkeynésiens qui incluent des relations de type NAIRU, le niveau d'emploi pertinent est endogène, en raison d'effets d'hystérèse par exemple. En d'autres termes, le NAIRU varie et il est influencé par les politiques conjoncturelles de gestion de la demande. Ainsi, le NAIRU n’apparaît pas dans ces modèles comme un attracteur pour le taux de chômage, contrairement à plusieurs modèles néoclassiques.

Simon Wren-Lewis est d'accord avec la remarque sur les effets d’hystérèse. Cependant, il considère que ces derniers font davantage ajouter une complication à l'analyse du NAIRU, plutôt qu’ils ne la remettent vraiment en cause. Ce que fait l'hystérèse, c’est rendre extrêmement coûteuses les périodes au cours desquelles le chômage est supérieur au NAIRU. Cela signifie aussi qu'il est justifié de laisser le taux de chômage aller en-deçà du NAIRU si cela réduit ce dernier.

L'une des réactions les plus brutales à l’encontre de l’article de Simon Wren-Lewis sur le NAIRU est venue de la part de Brian Romanchuk, qui affirme que le NAIRU doit être abandonné. Simon Wren-Lewis réagit en affirmant qu'accepter le concept du NAIRU ne signifie pas que vous avez à être d'accord avec les estimations qu’en proposent les banques centrales. Mais si vous voulez affirmer qu’elles peuvent faire quelque chose de mieux, vous devez utiliser le langage de la macroéconomie. Vous pouvez dire (...) soit que le NAIRU est un peu plus faible que les estimations des banques centrales, soit qu'il est actuellement si incertain que ces estimations ne doivent pas influencer la politique économique. Mais l'abandonner ne nous mènerait nulle part.

Jo Michell se demande pourquoi le NAIRU est un concept si contesté et il cite Engelbert Stockhammer, qui fait la distinction entre la théorie néo-keynésienne du NAIRU et l'histoire néo-keynésienne du NAIRU. Stockhammer affirmait (en 2007, juste avant la crise financière mondiale) que le NAIRU a été utilisé comme base pour une vision du chômage qui fait porter le blâme sur le manque de flexibilité des marchés du travail, sur la générosité des Etats-providence, sur les mesures de protection de l'emploi et sur le syndicalisme. Les prescriptions en termes de politique économique sont alors simples : les marchés du travail doivent être déréglementés, les Etats-providence être remis en cause et la gestion de la demande ne doit pas être utilisée pour réduire le chômage. Jo Michell soupçonne que l'histoire du NAIRU est l'une des raisons expliquant pourquoi la défense de la théorie du NAIRU suscite autant de réactions négatives. »

Pia Hüttl, « Dial N for NAIRU, or not? », in Bruegel (blog), 22 mai 2017. Traduit par Martin Anota



aller plus loin… lire « Le taux de chômage naturel, un concept suranné »

samedi 3 juin 2017

Une introduction à la courbe de Phillips

« Les économistes débattent vivement de la relation entre inflation et chômage depuis la publication il y a soixante ans de l’étude qu’A. W. Phillips a réalisé en étudiant des données relatives à l’économie britannique entre 1861 et 1957. L’idée qu’un marché du travail plus ou moins éloigné du plein emploi puisse se traduire par un ralentissement ou une accélération de la croissance des salaires semble comme un corolaire naturel à l’idée économique standard à propos de la façon par laquelle les prix répondent aux écarts de la demande globale par rapport à l’offre globale. Mais, le débat à propos de la courbe de Phillips s’est révélé et reste féroce.

Comme le marché du travail américain connaît des tensions de plus en plus fortes et que le chômage s’approche de niveaux que nous n’avons pas vus depuis 15 ans, la question qui se pose est si l’inflation est sur le point de faire son retour. Plus largement, à quel point la courbe de Phillips est-elle utile comme guide pour les responsables de la Réserve fédérale qui veulent atteindre une cible d’inflation de 2 % à long terme ? (…)

Pour comprendre la controverse entourant la courbe de Phillips et les limites de son usage comme guide pour la politique économique, regardons brièvement certaines données (…). Le graphique suivant montre la relation entre le taux de chômage, présenté sur l’axe horizontale, et l’inflation salariale deux ans après, indiquée sur l’axe verticale. Les observations sont divisées en trois périodes distinctes : les années soixante en rouge, les années soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix en bleu et la période entre 2000 et 2015 en noir. Parmi les nuages de points, nous montrons des lignes de régression simples pour chaque période. Certes il semble y avoir une relation dans la première période et la dernière (les lignes collent bien), mais pour la deuxième période, c’est une tout autre histoire.

GRAPHIQUE Inflation salariale et le taux de chômage

Cecchetti_Schoenholtz__Inflation_salariale_et_le_taux_de_chomage_courbe_de_Phillips.png

Avec ce contexte, nous examinons maintenant l’histoire intellectuelle de la courbe de Phillips. En se basant sur l’expérience au début des années soixante, plusieurs observateurs américains en conclurent qu’il y avait une relation stable et négative entre le niveau de chômage et le niveau d’inflation. Par conséquent, les responsables de la politique économique pouvaient choisir quelle combinaison d’inflation et de chômage ils désiraient. C’est l’interprétation standard de l’article originel de Paul Samuelson et de Robert Solow publié en 1960 qui examinait la relation aux Etats-Unis. (…)

S’il y eut un consensus, il fut temporaire. Dans son allocution présidentielle de 1968 à l’American Economic Association, Milton Friedman a souligné deux points : (1) Phillips a commis l’erreur de ne pas distinguer les salaires réels des salaires nominaux et (2) ce sont les écarts du chômage par rapport à un taux de chômage normal (ou naturel) qui importent. Le premier point signifie qu’il est essentiel de prendre en compte l’inflation anticipée, tandis que le second signifie que les changements de la structure économique peuvent entraîner des variations du chômage qui ne vont pas générer de pressions sur l’inflation, dans un sens ou dans l’autre. (Edmund Phelps a développé en parallèle ce second point.)

Friedman et Phelps ne sont pas venus à ces conclusions en vase clos. Alors que la première moitié des années soixante était caractérisé par une inflation extrêmement faible (les prix grimpaient de 1,25 % par an et les salaires de 3 % par an), la seconde moitié des années soixante fut très différente : à la fin de la décennie, les prix grimpaient au rythme annuel de 4 % et les salaires au rythme de 6 % par an.

Tirant des leçons de tout cela, les chercheurs durent corriger leurs estimations de la courbe de Phillips, en ajoutant divers accessoires. Une approche commune consistait à traiter l’inflation anticipée comme un comportement tourné vers le passé (estimé par rapport à un passé récent), tout en laissant le taux de chômage naturel changer lentement au cours du temps. Cela impliquait que c’est la variation, et non le niveau, de l’inflation qui était liée aux écarts du taux de chômage par rapport à ce taux naturel variable. Les économistes estimèrent ensuite le taux naturel comme étant le niveau de chômage cohérent avec une inflation stable.

La courbe de Phillips augmentée des anticipations, comme on l’appela alors, faisait la distinction entre le court terme, lorsque les salaires et les prix peuvent être visqueux, et le long terme, où ils sont flexibles. Il en résultait qu’à long terme, après que les prix et salaires avaient eu le temps de s’ajuster, l’inflation n’était pas liée aux conditions qui prévalent sur le marché du travail. C’est le corollaire de l’adage de Friedman selon lequel "l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire" ; des variables réelles comme le chômage ne peuvent affecter en permanence les prix agrégés. Donc, même s’il peut y avoir une relation négative de court terme entre les variations de l’inflation et les écarts de chômage par rapport au taux naturel, il n’y a pas de relation à long terme.

Mais les années soixante-dix posèrent de nouveaux défis majeurs pour les adhérents de la courbe de Phillips. Premièrement, l’économie connaissait alors simultanément une forte inflation et un chômage de masse, une situation que l’on finit par qualifier de stagflation (ce sont les triangles bleus dans la partie supérieure du graphique). Deuxièmement, de nouvelles raisons théoriques ont amené à considérer la courbe de Phillips comme un simple artifice instable. En suivant le raisonnement de Friedman et Phelps dans son travail théorique séminal, Robert Lucas a souligné qu’il est important de se focaliser sur les écarts de l’inflation par rapport à son niveau anticipé. Il en tira ce qui finit par être qualifié de "courbe d’offre de Lucas". On peut considérer celle-ci comme une autre version de la courbe de Phillips, mais avec une interprétation profondément différente. Dans le modèle de Lucas, la relation observée entre inflation et chômage n’est pas susceptible d’être stable et elle n’est pas quelque chose que les responsables de la politique économique peuvent exploiter.

Les leçons que l’on pouvait tirer de ces nouvelles idées pour la politique économique étaient importantes. Par exemple, si les dynamiques d’inflation sont dominées par les anticipations tournées vers l’avenir, alors, à l’inverse de ce que suggère la courbe de Phillips tournée vers le passé, il est possible de réduire l’inflation sans pousser le chômage à des niveaux trop élevés. En effet, un engagement de politique crédible, qui convainc les gens qu’une banque centrale résolue va chercher à réduire l’inflation, peut suffire pour réduire l’inflation. En d’autres termes, si les gens croient que les responsables politiques vont agir pour réduire l’inflation, les autorités peuvent y parvenir sans provoquer de récession.

Aujourd’hui, les économistes s’accordent pour dire que l’engagement joue un rôle clé pour promouvoir la stabilité des prix. Il y a aussi des preuves empiriques suggérant qu’un effort agressif et rapide pour réduire l’inflation (soutenu par un engagement de la part des autorités) est moins coûteux. La désinflation Volcker au début des années quatre-vingt en est un bon exemple. En 1979, l’inflation américaine atteignait les deux chiffres, en atteignant un pic à presque 15 %, un record en temps de paix. Un effort concerté par la Fed ramena l’inflation sous les 5 % en trois ans. Mais le coût en fut élevé : le chômage grimpa de presque 5 points de pourcentage en passant de 6 % à presque 11 %. Même si elle était importante, cette hausse du chômage restait moindre que la hausse de 8 points de pourcentage que prédisait la relation naïve estimée en utilisant les données des années soixante. En d’autres termes, l’engagement de Volcker semble avoir payé.

(…) Les modèles macroéconomiques standards (des nouveaux keynésiens) en usage aujourd’hui lient toujours l’inflation aux capacités excédentaires sur le marché du travail. Autrement dit, ils incorporent une courbe de Phillips. Cependant, à la différence de leurs prédécesseurs, ces formulations ne mettent pas en évidence un arbitrage exploitable entre inflation et chômage. En effet, elles impliquent qu’il y a un arbitrage entre la volatilité de l’inflation et les écarts du chômage par rapport au taux naturel (ou de la production par rapport à sa norme). Pour le dire autrement, les modèles qui guident fréquemment la réflexion au sein des banques centrales aujourd’hui permettent aux responsables de la politique économique de choisir seulement la vitesse relative à laquelle ils désirent que l’inflation retourne à sa cible ou le taux de chômage à sa norme.

Cela nous amène au graphique au début de ce billet. Là, nous notions qu’au cours des 15 dernières années, la relation entre le niveau d’inflation et le niveau de chômage semble une fois encore stable. Une simple explication pour ce phénomène est que la Fed a gagné une forte crédibilité, ce qui a contribué à ancrer les anticipations d’inflation à environ 2 %. Quand les anticipations ne changent pas, les défis qui apparurent au cours de la période de forte inflation des années soixante-dix et quatre-vingt s’estompent, stabilisant la courbe de Phillips. (…)

(…) Les économistes disent que la courbe de Phillips s’est aplatie. Qu’est-ce qu’un aplatissement de la courbe de Phillips signifie pour la politique monétaire à l’avenir ? Vous pouvez penser que c’est une invitation pour les responsables de la politique économique à laisser le chômage chuter bien en-deçà du taux naturel et qu’il n’y a pas de risque que cela entraîne une accélération significative de l’inflation. Selon nous, cette tentation est très risquée. Premièrement, rien ne garantit qu’à mesure que l’inflation s’accélère, les anticipations vont restées ancrées là où elles le sont aujourd’hui. Si en fait les anticipations sont revues à la hausse avec le niveau d’inflation, alors la dynamique de la période 1970-2000 (quand la courbe de Phillips était, au mieux, élusive) pourrait faire son retour. Deuxièmement, la relation entre l’inflation et le chômage pourrait être non linéaire. Plus spécifiquement, qu’est-ce qui se passerait si le chômage chutait sous 4 % à un moment ou à un autre ? Est-ce que l’inflation commencerait à augmenter rapidement ? Pour le dire autrement, une courbe qui semble plate à des taux de chômage normaux ou élevés pourrait devenir très pentue à de faibles niveaux (…).

Donc, comme plusieurs économistes et décideurs de politique économique, nous consultons toujours des modèles qui incorporent une relation entre inflation et chômage. Et, près de deux décennies d’inflation stable nous rassurent. Cependant, le retour de ce qui semble être une relation stable entre le niveau du chômage et le niveau d’inflation est probablement juste un autre signe que la politique monétaire a contribué à stabiliser les anticipations d’inflation. Par conséquent, une politique monétaire robuste, qui viserait à limiter de gros risques (notamment de grosses erreurs de politique économique), ne doit pas partir du principe que la courbe de Phillips est stable. Si les anticipations changent, la courbe de Phillips va également changer.

Conclusion : les succès passés dans la restauration de la stabilité des prix ne doivent pas nous amener à être complaisants. Comme guide pour la politique économique, la relation entre l’inflation et le taux de chômage n’est pas plus fiable aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. »

Stephen Cecchetti et Kermit Schoenholtz, « The Phillips curve: A primer », in Money & Banking (blog), 29 mai 2017. Traduit par Martin Anota

vendredi 24 février 2017

NAIRU : une réponse aux critiques

« Quand j’ai écrit mon billet sur le bashing dont fait l'objet le NAIRU, j’avais principalement en tête quelques articles de presse que j’avais lus qui suggéraient de se débarrasser du concept au motif que nous aurions des difficultés à l’estimer de façon fiable. Ce que j’avais oublié, malheureusement, c’est que pour les économistes hétérodoxes d’une certaine trempe, le NAIRU est un mot qui met hors de soi (…). Mon billet a suscité des commentaires vraiment incroyables. (…) Je dois dire d’emblée que tout le monde n’a pas répondu de cette façon. Certains se sont montrés bien plus réfléchis et constructifs (notamment Jo Michell). Mais les réactions les moins réfléchies sont également intéressantes, d’une certaine façon.

Je dois rappeler ce qu’est le NAIRU, en particulier parce que les économistes hétérodoxes le confondent avec d’autres choses. Prenons une courbe de Phillips très simple :

inflation au cours d’une période = inflation attendue à la période suivante – aU + b

a est un paramètre et U une mesure de l’excès d’offre ou de demande dans l’économie. Le chômage sera une mesure de l’excès d’offre, mais il est loin d’en être une mesure parfaite. (…) b désigne un ensemble de variables qui varient lentement. Celles-ci peuvent inclure une mesure de la force des syndicats, de la mobilité du travail ou du degré de monopole sur le marché des biens. Nous définissons le NAIRU ainsi :

NAIRU = b/a

Si U est inférieur au NAIRU au cours d’une période prolongée, alors l’inflation va s’accroître, ce qui va amener les agents à réviser à la hausse leurs anticipations d’inflation, ce qui accroîtra en retour l’inflation, etc.

Le concept est utile pour les responsables de la politique économique impliqués dans la gestion de la demande globale. Ils doivent déterminer de combien ils peuvent pousser la demande avant que l’inflation commence à augmenter. S’il s’agit de banques centrales indépendantes, celles-ci doivent accepter le monde comme il est. Le NAIRU est une description de la façon par laquelle fonctionne l’économie : rien de plus, rien de moins. C’est pourquoi les affirmations selon lesquelles les économistes qui utilisent ou estiment le concept sont quelque peu responsables de ceux qui sont au chômage sont stupides.

Bien sûr, vous pouvez critiquer le concept du NAIRU, mais logiquement cela impose de critiquer la courbe de Phillips dont il est tiré. Il est aussi raisonnable d’affirmer que le concept est bien, mais que le NAIRU est si difficile à mesure qu’il serait mieux de ne pas chercher à l’estimer, ni de l’utiliser comme guide pour la politique économique. J’ai beaucoup de sympathie pour cette idée actuellement ; (…) j’ai d’ailleurs pu affirmer, dans le cas des Etats-Unis aujourd’hui, que les responsables de la politique économique doivent trouver le NAIRU en laissant l’inflation dépasser sa cible. Mais ce point de vue n’était pas pertinent dans mon précédent billet, qui portait sur le concept du NAIRU, pas sa mesure.

En ce qui concerne le concept, je pense que les attaques les plus cruciales viennent des réflexions à propos de l’hystérèse, comme Jo Michell le suggère. Mais même ici, nous ajoutons une complication à l’analyse du NAIRU ; nous ne remettons pas en cause celle-ci. Ce que l’hystérèse fait, c’est rendre extrêmement coûteuses les périodes où le chômage est supérieur au NAIRU. Cela signifie aussi qu’il est justifié de laisser le chômage aller en-deçà du NAIRU si cela permet de réduire le NAIRU lui-même.

J’aimerais finir par deux réflexions. La première concerne la modélisation du NAIRU. Il y a eu, suite au travail de Layard et de Nickell, toute une littérature empirique qui a cherché à modéliser des séries temporelles du NAIRU pour les pays de l’OCDE en utilisant des variables indirectes pour des choses comme le pouvoir syndical, le régime d’indemnisation et les problèmes géographiques d’appariement. Avec la domination de la méthodologie des microfondations, cette littérature s’est faite plus rare, même si dans une certaine mesure elle demeure à travers les modèles d’appariement. Je serais très intéressé de savoir si cette analyse de séries temporelles, potentiellement enrichie par les modèles d’appariement (…), a subsisté d’une façon ou d’une autre.

J’aimerais aussi revenir sur les réactions brutales qu’a suscité mon précédent billet (…) et sur l’hostilité présentée par certains économistes hétérodoxes (j’ai bien dit certains) vis-à-vis du concept. J’ai essayé d’identifier ce qui m’embête le plus avec cela. (…) Le concept du NAIRU ou, de façon équivalente, la courbe de Phillips sont centraux à la macroéconomie. Il est difficile d’enseigner à propos de l’inflation, du chômage et de la gestion de la demande sans y faire référence. Ceux qui essayent de fixer les taux d’intérêt dans les banques centrales indépendantes font, pour la plupart d’entre eux, ce qu’ils peuvent trouver comme équilibre optimale entre inflation et chômage.

Accepter le concept du NAIRU ne signifie pas que vous devez être d’accord avec leurs jugements. Mais si vous voulez affirmer qu’ils peuvent faire quelque chose de mieux, vous devez utiliser le langage de la macroéconomie. Vous pouvez dire, comme beaucoup l’ont fait autour de moi, que le NAIRU est soit bien plus faible que les estimations des banques centrales, soit qu’il est si incertain que ces estimations ne doivent pas influencer la politique économique. Mais si vous dites que le NAIRU doit être abandonné, cela ne vous mènera nulle part. (…) »

Simon Wren-Lewis, « The NAIRU: a response to critics », in Mainly Macro (blog), 14 février 2017. Traduit par Martin Anota

vendredi 17 février 2017

Le chômage, l’inflation et l'insaisissable NAIRU

« Le NAIRU désigne le niveau de chômage pour lequel l’inflation est stable. Depuis que les économistes ont inventé ce concept, beaucoup de gens se sont moqués des difficultés qu’il y a à le mesurer et du fait qu’il soit particulièrement élusif. Et leurs articles finissent souvent en concluant qu’il est temps que nous rejetions ce concept. Même de bons journalistes peuvent le faire. Mais peu de ces appels à rejeter le NAIRU répondent à cette question simple et évidente : comment pourrions-nous alors relier l’économie réelle à l’inflation ?

Il y a une exception : ceux qui suggèrent que tout ce dont nous avons besoin pour contrôler effectivement l’économie, c’est une ancre nominale, comme l’offre de monnaie ou le taux de change. Mais pour résumer une bien longue histoire, nous pouvons dire que les diverses tentatives pour y parvenir en pratique n’ont jamais très bien fonctionné. La plus récente tentative a été l’euro : adoptez simplement une devise commune et l’inflation de chaque pays-membre sera poussée à converger vers la moyenne ! Il n’y a pas eu une telle divergence, que ce soit en Allemagne ou dans les pays périphériques, ce qui a pu avoir de désastreuses conséquences.

Le NAIRU est l’un de ces concepts économiques qui sont essentiels pour comprendre l’économie, mais qui sont extrêmement difficiles à mesurer. Commençons par rappeler les raisons pour lesquelles il est difficile de le mesurer. Premièrement, le chômage lui-même n’est pas parfaitement mesuré (par exemple, certains chômeurs de longue durée cessent de rechercher un emploi par découragement, mais reviennent dans la population active lorsque la reprise se confirme et que les perspectives d’embauche s’améliorent) et il peut ne pas capturer l’idée qu’il est censé représenter, c’est-à-dire l’excès d’offre ou de demande sur le marché du travail. Deuxièmement, il ne se focalise que sur le seul marché du travail, alors que l’inflation peut aussi être liée à un excès de demande sur le marché des biens et services. Troisièmement, même si aucun de ces deux premiers problèmes n’existait, la façon par laquelle le chômage interagit avec l’inflation n’est pas claire.

La façon par laquelle les économistes ont réfléchi à propos de la relation entre chômage et inflation au cours des cinquante dernières années est la courbe de Phillips. Celle-ci dit que l’inflation dépend de l’inflation anticipée et du chômage. L’importance de l’inflation anticipée signifie que simplement relier le chômage à l’inflation va toujours se révéler chaotique. Je me souviens que dans l’une des premières éditions du manuel de Mankiw nous avions un joli graphique qui représentait cette relation pour les Etats-Unis et qui contredisait ce que je viens de dire : il montrait de claires "boucles de courbe de Phillips". Mais ce fut bien plus chaotique pour les autres pays et c’est devenu plus chaotique pour les Etats-Unis une fois que nous avons adopté le ciblage d’inflation (comme cela doit être le cas avec les anticipations rationnelles). Relisez ce billet pour les détails.

L’ubiquité de la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens (CPNK) dans la macroéconomie courante ne doit pas nous induire en erreur en nous laissant penser que nous ayons finalement un vrai modèle d’inflation. La fréquence par laquelle il est utilisé reflète l’obsession avec la méthodologie des microfondations et le recul subséquent de l’analyse empirique. Nous savons que les travailleurs et les employeurs n’aiment pas les baisses de salaires nominaux, mais cette aversion ne transparait pas dans la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens. Si la politique monétaire est contrainte par la borne inférieure zéro, la CPNK dit que l’inflation devrait devenir volatile, mais ce n’est pas ce que nous avons vu ces dernières années, comme l’a bien souligné John Cochrane.

Je pourrais continuer et apporter ma propre critique du NAIRU. Mais c’est là où le bât blesse. Si nous pensons réellement qu’il n’y a pas de relation entre le chômage et l’inflation, pourquoi essayons-nous de ramener le chômage sous les 4 % ? Nous savons que le gouvernement peut accroître la demande globale et réduire le chômage en augmentant ses dépenses. Et pourquoi voudrions-nous relever un jour ou l’autre les taux d’intérêt au-dessus de leur borne inférieure ?

(…) Même si nous ne devons pas être obsédés par les années 1970, nous ne devons pas non plus l’oublier. Alors, les responsables de la politique économique faisaient fi du NAIRU, si bien que nous nous sommes retrouvés avec une inflation excessivement forte. En 1980, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, la politique économique changea, si bien que le chômage augmenta et l’inflation chuta. Il y a une relation entre l’inflation et le chômage, mais il est juste très difficile de la déterminer avec précision. Pour la plupart des macroéconomistes, le concept de NAIRU ne tient réellement que pour cette vérité macroéconomique fondamentale.

Pour offrir une critique plus subtile du NAIRU, nous pourrions avoir cela en tête, mais dire que, parce que la relation est difficile à mesure, nous devons arrêter d’utiliser le chômage comme guide pour fixer la politique monétaire. Focalisons-nous juste sur l’objectif, l’inflation, et changeons les taux selon ce qui se passe actuellement du côté de l’inflation. En d’autres termes, oublions la prévision et laissons la politique monétaire opérer tel un thermostat, en accroissant les taux lorsque l’inflation est au-dessus de sa cible et inversement.

Cela peut entraîner d’amples oscillations du chômage, mais il y a un problème plus sérieux. On a tendance à l’oublier, mais l’inflation n’est pas le seul objectif de la politique monétaire. Prenons ce qui se passe actuellement au Royaume-Uni. L’inflation s’accélère et on s’attend à ce qu’elle dépasse bientôt sa cible, mais la banque centrale a réduit les taux d’intérêt parce qu’elle s’inquiète davantage à propos de l’impact du Brexit sur l’économie réelle. Cela montre assez clairement que les responsables de la politique économique ciblent en réalité aussi bien une certaine mesure de l’écart de production (output gap) que l’inflation. Et ils ont plutôt raison de le faire, car pourquoi créer une récession juste pour lisser l’inflation ?

D’accord, donc ciblons juste une certaine moyenne pondérée de l’inflation et du chômage comme un thermostat. Mais quel niveau de chômage ? Il y a un danger, celui de montrer que nous tolérons une forte inflation si le chômage est faible. Nous savons que ce n’est pas une bonne idée, parce que l’inflation ne ferait qu’accélérer. Donc pourquoi ne pas cibler la différence entre le chômage et un certain niveau qui soit cohérent avec l’inflation stable ? (…) Une suggestion ? »

Simon Wren-Lewis, « NAIRU bashing », in Mainly Macro (blog), 17 février 2017. Traduit par Martin Anota

dimanche 20 décembre 2015

La courbe de Phillips et l'hypothèse des anticipations ancrées



« (…) J’ai récemment publié un billet où je me suis demandé ce qui avait marché ou non dans nos modèles macroéconomiques depuis 2008. Comme je l’ai dit, les événements du côté de la demande se sont produits comme ont pu le prédire les personnes utilisant IS-LM. Mais du côté de l’offre, pas vraiment. D’une part, la doctrine "accélérationniste" qui a dominé la discussion économique de l’inflation et du chômage pendant 40 ans s’est effondrée. Si l’inflation avait répondu à la Grande Récession de la même manière qu’elle le fit lors des précédentes récessions, nous aurions dû être profondément en déflation aujourd’hui, ce qui n’est pas le cas.

Maintenant, les responsables (…) et les équipes de chercheurs des institutions de politique économique répondent habituellement qu’ils travaillent maintenant avec une courbe de Phillips avec des anticipations "ancrées". L’idée est que les agents fixant les prix et salaires agissent maintenant comme s’ils s’attendaient à ce que les autorités monétaires atteignent l’objectif des 2 % d’inflation, si bien qu’ils ne changent pas leurs anticipations suite aux récents événements. Bien sûr, une telle courbe ressemble beaucoup aux anciennes courbes de Phillips pré-NAIRU qui avaient été estimées dans les années soixante. Et la vérité est que de telles courbes s’adaptent assez bien aux données depuis 1990. Mais cette idée d’ancrage nous laisse avec certaines questions dérangeantes, à la fois conceptuelles et pratiques.

Premièrement, du côté conceptuel, d’où vient l’ancrage ? et jusqu’à quel point pouvons-nous nous y fier ? Est-ce une conséquence de la crédibilité de la banque centrale ou est-ce juste la conséquence de la faible inflation ? Les gens s’arrêtent-ils de faire attention aux fluctuations de l’inflation lorsqu’elle est faible ? Est-ce que l’ancrage va disparaître si l’inflation persiste à 1 % plutôt qu’à 2 % ? Est-ce qu’il disparaitrait si l’inflation grimpait à 3 ?

Deuxièmement, sur le plan pratique, l’hypothèse des anticipations ancrées nous raconte une histoire bien différente (…) que celle que nous racontent les approches antérieures. Illustrons-le avec l’exemple de la zone euro. Si nous utilisons les données agrégées pour la zone euro dans son ensemble, une simple courbe de Phillips traditionnelle fonctionne assez bien :

GRAPHIQUE 1 Courbe de Phillips de la zone euro (1999-2015)

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En fait, la pente de la courbe est assez proche de l’estimation d'Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti et Lawrence Summers pour les Etats-Unis. (…) Si nous prenons ce résultat sérieusement, il implique que la zone euro est bien plus profondément déprimée que ce que l’on pense habituellement et donc que la tentative de la BCE de ramener l’inflation proche de 2 % est bien plus difficile qu’on ne le dit. L’inflation sous-jacente de la zone euro est actuellement d’environ 1 % ; la pente de la relation de Phillips est d’environ 0,25 ; donc ramener l’inflation à 2 % va exiger la baisse de 4 points de pourcentage du chômage. C’est beaucoup ! Quelle croissance de la production cela impliquerait-il ? Une relation de type loi d’Okun fonctionne aussi assez bien pour la zone euro dans son ensemble et elle donne un coefficient proche de celui des Etats-Unis :

GRAPHIQUE 2 Loi d’Okun de la zone euro

Paul_Krugman__loi_d__Okun_zone_euro__Martin_Anota_.png

Donc, si la relation historique demeure valide, une baisse du chômage de 4 points de pourcentage signifierait une hausse de 8 % du PIB réel. C’est une estimation grossière qui suggère que l’écart de production (output gap) de la zone euro est à 8 %, ce qui est énorme. Devons-nous prendre cela sérieusement ? Pourquoi ne le ferions-nous pas ? »

Paul Krugman, « Anchors away », in The Conscience of a Liberal (blog), 4 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Comment expliquer le comportement de l’inflation et de l’activité suite à la Grande Récession ? »

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